Comment le lobby chimique a squatté l’avant-première de La Grande Invasion

Hier soir, c’était l’avant-première de La Grande Invasion à la Cité des sciences.

Une projection-débat à laquelle environ 200 personnes ont assisté. Une grande joie et une grande fierté pour toute l’équipe qui a travaillé sur ce film.

Ma joie à moi, je dois dire, avait été quelque peu entamée ces dernières semaines. Car la Cité des sciences nous avait imposé la présence d’un éminent représentant du lobby chimique français, M. Jean Pelin, comme intervenant du débat. Le récit de cette espèce de prise d’otage idéologique est aussi et surtout l’occasion de vous raconter comment fonctionne vraiment ce drôle de musée.

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Les intervenants du débat étaient :

Bernard Jegou, biologiste et toxicologue de la reproduction, président du conseil scientifique de l’Inserm et directeur de l’Institut de recherche sur la santé, l’environnement et le travail (IRSET).

> Stéphane Sarrade, chercheur au Commissariat à l’énergie atomique (CEA), en charge du Département de Physico-Chimie du Centre de Saclay, impliqué dans le développement d’éco-procédés dans le domaine de la Chimie verte.

Jusqu’ici, tout va bien.

> et donc JEAN PELIN, directeur général de l’Union des industries chimiques (UIC), le lobby de l’industrie chimique en France.

[De gauche à droite : Karine Le Loet, journaliste à Terra Eco, qui animait le débat, Stéphane Sarrade, Jean Pelin, Bernard Jegou, et ma pomme]

Qui l’avait invité ? Que diable faisait-il là ? Excellente question. En décembre dernier, nous nous mettons d’accord avec la Cité sur les intervenants du débat. Puis, courant janvier, la Cité nous informe qu’elle a aussi invité Jean Pelin. Nous ne sommes pas d’accord. Mais cela, la Cité n’en a que faire. Il sera là, point barre. Protestations et échanges saumâtres ni feront rien. Si notre désaccord persiste, nous explique la Cité, c’est que nous voulons annuler la projection. Des manières assez perverses qui reviennent à nous demander de nous tirer nous-mêmes une balle à rhinocéros dans le pied. Réorganiser une projection ailleurs et à l’arrache, c’est loin d’être évident. Donc, nous n’avons pas vraiment le choix. C’est l’avant-première de mon film, et je n’aurais pas mon mot à dire ?

Pour moi qui travaille depuis des années sur l’influence calamiteuse de l’industrie sur les politiques de santé publique, la situation est tellement choquante qu’elle relève presque du gag karmique. C’est un peu comme si le LEEM (le lobby de l’industrie pharmaceutique) avait été invité contre notre gré à l’avant-première des Médicamenteurs. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de refuser la présence des industriels par principe. Nous avons proposé des alternatives : un ingénieur qui a travaillé au remplacement du bisphénol-A dans les biberons, par exemple. Voilà qui aurait été certainement plus intéressant que le représentant d’un lobby. Lobbying, ça veut dire « groupe  de pression », dixit le petit Robert. Les naïfs sur le sujet pourront utilement lire cette interview de Roger Lenglet, auteur de plusieurs enquêtes édifiantes sur les pratiques du lobbying. Le boulot de Jean Pelin, donc, c’est de défendre les intérêts de l’industrie chimique. J’eusse préféré – et le public aussi j’imagine – un groupe de pression qui défend les intérêts de la santé publique.

Fumasse, je me replonge dans une petite enquête que j’avais commencée pour Les Médicamenteurs, le livre.

À cette époque (on est en 2008), la Cité des sciences propose une exposition qui s’appelle Epidemik. Pas besoin de lunettes pour lire, tout en bas des affiches : « en partenariat avec Sanofi-Aventis », le géant pharmaceutique français. La commissaire de l’exposition, Anne Stephan me raconte alors comment Sanofi, membre du conseil scientifique de l’expo, s’était impliqué dans le contenu – en toute innocence. Pour l’une des animations, qui se présentait sous la forme d’une mappemonde, Sanofi avait lourdement insisté pour qu’une place soit faite au diabète, « une épidémie », selon lui. Le labo avait alors un médicament contre le diabète à vendre, le célèbre Acomplia, retiré du marché européen le 23 octobre 2008 parce qu’il rendait les patients dépressifs, voire suicidaires – des « troubles de l’humeur », disent les notices. Précisons que les efforts de Sanofi avaient été vains.

Mais que faisait Sanofi-Aventis dans le conseil scientifique de l’expo Epidemik ? Tout le monde a tendance à oublier que le nom complet de la Cité est : la Cité des sciences ET DE L’INDUSTRIE. Et pour ses expositions, la Cité pioche dans un pool de mécènes, regroupés sous le nom de Fondation Villette Entreprise. On trouve là les principaux grands groupes français de l’industrie chimique, automobile, cosmétique, pharmaceutique et même l’armement avec Dassault. Tout irait pour le mieux si leurs interventions étaient désintéressées. Or, elles ne le sont pas. Et l’Union des industries chimiques (UIC) de Jean Pelin fait partie de cette fondation.

Le rapport d’activité 2009 de la Cité des sciences liste, page 115, les dernières expositions et leurs sponsors industriels. Entre autres, « La terre et nous » avec Véolia Environnement, « Énergie » avec Areva et Total, qu’on ne présente plus. Et cerise sur le gâteau : depuis quatre ans, Servier, membre de la Fondation Villette Entreprises, laboratoire créateur du tragique Mediator, organise « Les coulisses du médicament », « une opération d’information sur les carrières du secteur de la recherche » destinée aux lycéens (Télécharger leur document ici). C’est dire à quel point on est en bonne compagnie à la Cité des sciences et de l’industrie.

La Cité est financée par l’État à hauteur de 94 millions d’euros (chiffre 2009) et la contribution des industriels représente moins de 10% en moyenne chaque année. La Cité est un EPIC –  établissement public à vocation industrielle et commerciale – sous tutelle du ministère de la recherche et  de la culture. Mais de toute évidence, elle préfère réserver sa courtoisie à ses financeurs privés.

« La Fondation Villette-Entreprises a joué un rôle essentiel souvent bien au-delà de sa mission qui est de contribuer à la diffusion de la culture scientifique et technique auprès des jeunes et du grand public », est-il écrit dans ce même rapport d’activité. Oui, bien au-delà, c’est certain.

Bref. Revenons à hier soir, à mon grand étonnement, Jean Pelin semblait bien plus nerveux que moi. Il s’était même déplacé avec une demi-douzaine de collaborateurs, dont une chargée de communication venue lui apporter ses petites fiches en pleine réunion de préparation. Pendant le débat, il regardait compulsivement son téléphone – sur lequel il recevait peut-être des idées d’arguments de la part de cette petite bande (qui ricanait bruyamment à l’évocation de Greenpeace). Et puis le détail qui flingue : avant de monter sur l’estrade, il s’est penché vers ses gens, bras droit plié vers le haut, poing fermé, la main gauche posée dans le creux du coude – un bras d’honneur, on appelle ça, je crois. Prix Nobel de l’élégance.

Liste complète des industriels de la Fondation Villette Entreprises :

Air France / Air Liquide / Rio Tinto Alcan / Bureau de recherches géologiques et minières / Bull / Cea (Commissariat à l’énergie atomique) / CEFIC (European Chemical Industry Council) / CGG Veritas / Dassault Systèmes / DGA (Délégation générale pour l’armement – ministère de la Défense) / Digimind / DuPont de Nemours / EADS / Eco-Emballages / Essilor International / FIEEC (Fédération des industries électriques et électroniques et de de télécommunications) / France télécom / Hermès / IPF énergies nouvelles / Institut de l’entreprise / LEEM (Les entreprises du Médicament) / L’Oréal / MAIF / Météo France / Michelin / Philips France / PSA Peugeot Citroën / RATP / Renault / Rhodia / Sanofi-Aventis / Schlumberger / Servier / Siemens France / SNCF / Thales / Total / UIC (Union des industries chimiques) / UIMM (Union des industries et des métiers de la métallurgie)

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