Interview – Les perturbateurs endocriniens, objets de tous les lobbies

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Article de Marine Jobert publié par le Journal de l’Environnement, 23 septembre 2013

Il n’est pas si courant de pouvoir observer en temps réel les manœuvres de lobbying de l’industrie pour influencer l’élaboration d’une politique publique périlleuse pour ses intérêts. La publication, par la Commission européenne, de la définition et des critères concernant les perturbateurs endocriniens (PE) est un cas d’école, car elle aura des conséquences économiques d’importance dans les domaines de la chimie, des pesticides, des biocides, mais aussi des cosmétiques ou de l’eau. La DG Environnement, qui devait se prononcer en décembre prochain, envisage maintenant de lancer une procédure d’évaluation d’impact (économique), qui repoussera de 6 à 8 mois la prise de définition. Il s’agissait d’une des revendications de l’industrie.

C’est dans ce contexte très délicat que 18 scientifiques ont publié cet été un même éditorial dans 14 revues scientifiques. Leur objectif: décrédibiliser la position scientifique de la DG environnement, basée sur le principe de précaution. En réponse, 41 scientifiques ont publié un texte critiquant ces auteurs et leurs positions peu ou mal étayées. En apparence technique, cette controverse donne l’occasion de voir à l’œuvre une opération de lobbying d’une part, mais aussi les liens parfois troubles que la science peut entretenir avec le secteur privé. Car, comme le démontre la journaliste Stéphane Horel aux termes d’une enquête fouillée sur les conflits d’intérêts, la quasi-totalité des cosignataires du premier éditorial nourrissent des liens forts avec les industries dont leur texte défend les intérêts. Son enquête vient de paraître dans Environmental Health News[1].

– JDLE: Tout part d’une «fuite» d’une recommandation rédigée par la DG Environnement sur la définition des critères des PE… Que contient ce document? A qui profite le crime?

Stéphane Horel – Cette recommandation qui a «fuité» n’a pas révélé les intentions de la DG Environnement, car tout le travail antérieur (rapport Kortemkamp, groupe ad hoc, groupe experts à la DG et leur rapport JRC) témoignait de la direction dans laquelle travaille la DG. A savoir que l’évaluation sanitaire des PE ne serait plus basée sur une évaluation a posteriori du danger de la substance –comme c’est le cas aujourd’hui pour tout produit- mais sur une évaluation a priori. C’est le Parlement européen qui a introduit ces «critères guillotines» dans les réglementations consacrées aux pesticides et aux biocides, votées en 2009 et 2012. Désormais, on évaluera les dangers auxquels peuvent être soumis les gens avant de les exposer.

JDLE – Combien de produits pourraient-ils être concernés par cette nouvelle réglementation?

Stéphane Horel – L’industrie donne des chiffres un peu exagérés pour faire peur, comme lors des discussions autour de la réglementation Reach[2]. Dans l’une de ses évaluations des impacts économiques de la réglementation, l’industrie avance que 20% des substances seraient bannies du marché européen. Des conséquences accrues par le fait que cela toucherait des pesticides parmi les plus vendus.

JDLE- Or derrière l’enjeu économique se cache un enjeu scientifique crucial quand il s’agit des PE: c’est la question des seuils en deçà desquels ou à partir desquels les PE ont, ou n’ont pas, des effets sur la santé.

Stéphane Horel – Effectivement. Pour essayer de faire simple dans une architecture très compliquée, il faut savoir que dans la logique de Reach, on se demande d’abord: les PE sont-ils des substances hautement préoccupantes? Si c’est le cas, soit on considère qu’on peut maîtriser l’exposition des gens, c’est l’«usage contrôlé», un terme un peu marqué à cause de l’histoire de l’amiante, et alors le produit reste sur le marché. Soit on ne peut pas en maîtriser les risques. Une évaluation socio-économique est alors menée, au cours de laquelle les fabricants devront démontrer que les bénéfices apportés par le produit l’emportent sur les risques pour la santé et qu’il n’existe pas de substitut. Le critère déterminant pour ces deux approches, c’est de savoir si on peut déterminer un seuil en deçà duquel il n’y aura pas d’effet sanitaire. Or justement, les PE ne connaissent pas les seuils, ils sont actifs, et parfois même plus actifs, à faible dose. Il y a donc là un enjeu économique, mais aussi scientifique, car certains toxicologues peinent à remettre en cause le concept -qui fonde toute leur discipline depuis des siècles- selon lequel la dose fait le poison.

JDLE – Pour en revenir à la controverse scientifique, quels sont les profils de carrière des signataires du premier éditorial, qui tente de décrédibiliser le rapport préliminaire qui a «fuité»?

Stéphane Horel – D’abord, il faut bien avoir à l’esprit que c’est du jamais vu, de la part de scientifiques, d’attaquer de la sorte une intention politique. C’est en tant que rédacteurs en chef (ou adjoints) de revues scientifiques qu’ils vont publier simultanément le même texte dans leurs 14 revues. Leurs attaques sont toutefois assez floues: ils n’explicitent pas les enjeux, ils ne citent pas les documents visés. C’est un texte très court -une page et demi- alors qu’ils s’en prennent tout de même à trois ans de travail. En outre, leurs critiques ne sont pas sourcées, et il y a peu de références scientifiques à l’appui de leurs critiques. «L’aspect le plus préoccupant de cet éditorial, c’est qu’il brouille la barrière entre ce qui relève de la science et ce qui dépend de choix politiques, sociétaux et démocratiques», estiment les auteurs du «contre-édito».

Maintenant, décrivons plus précisément leur pedigree… … Sur les 18 signataires, j’ai mis en évidence que 17 d’entre eux entretiennent ou ont entretenu des liens avec différentes industries. Pour la plupart, ce sont des gens qui ont déjà fait carrière, et qui sont à la tête de services ou de départements. Huit d’entre eux sont des professeurs de toxicologie. Mais quasiment aucun n’a travaillé sur les PE, ce qui soulève la question de l’étendue de leurs connaissances dans ce domaine relativement neuf et donc de leurs compétences. Nigel Gooderham, rédacteur en chef de Toxicology Research journal et professeur de toxicologie moléculaire à l’Imperial College London, m’a expliqué qu’en signant cet éditorial «il n’avait rien à gagner. C’était purement basé sur [sa] réflexion scientifique et [son] analyse».

Mais il y aussi des gens au profil curieux, comme Gio Batta Gori: c’est presque une célébrité, pour moi qui travaille sur les réseaux d’influence et les stratégies de l’industrie. En effet, c’est un ancien consultant de l’industrie du tabac, du début des années 1980 à la fin des années 1990, comme les «tobacco documents» le révèlent. La revue qu’il dirige est une revue dite «capturée» par l’industrie, puisqu’elle appartient à une société savante qui ne révèle pas ses sponsors. Mais une plongée dans les archives démontre qu’il s’agit de Philip Morris, Coca Cola, Monsanto et d’autres.

JDLE – A cet éditorial était jointe une lettre adressée à Anne Glover, la conseillère scientifique en chef du président de la Commission, José Manuel Barosso. Que dit cette lettre?

Stéphane Horel – A peu près la même chose que l’éditorial, en s’adressant en plus à Anne Glover pour intervenir dans le débat et le processus officiel, notamment en lui demandant de faire intervenir les trois comités scientifiques[3] de la Commission. S’adresser à elle, c’est un geste éminemment politique. En creux, c’est une attaque contre une décision votée par le peuple, à savoir cette approche de précaution.

Qui sont-ils? Sur les 71 signataires, j’ai mis à jour sur 40 d’entre eux des liens documentés avec le secteur privé. Sans compter qu’une partie ne travaillent pas sur les PE. Ce qui est très choquant, c’est qu’autant les signataires du premier éditorial se réclamaient de leur seul titre de rédacteurs en chef, autant parmi les 71 scientifiques qui ont co-signé la lettre à Anne Glover, 15 mettent la nature de leurs fonctions en avant, mais aussi les positions qu’ils peuvent ou ont pu occuper dans différentes instances européennes! C’est notamment le cas pour deux d’entre eux, qui ont collaboré au groupe de travail PE monté par l’Efsa en octobre 2012 et qui a rendu son opinion en mars 2013. On se demande donc à quel titre ils s’expriment. Il n’y a pas de code de conduite sur le sujet à l’Efsa, mais cela pose question.

Cerise sur le gâteau, le lobby des pesticides a soutenu publiquement cette lettre ouverte. L’un des signataires m’a dit qu’il n’est pas responsable de qui soutient ou pas leurs positions. Mais je trouve intéressant de constater que la position prise par ces scientifiques est soutenue par l’industrie.

JDLE – La riposte a été immédiate. Quel est le profil des signataires de la réponse à l’éditorial?

Stéphane Horel – Sur les 41 signataires de ce texte, 14 ont participé au rapport de l’OMS/Pnue. Ce sont des gens qui savent de quoi ils parlent. Ils ont par ailleurs eu l’élégance de déclarer leurs conflits d’intérêts avec le secteur privé –ils n’en ont aucun- comme c’est la norme en ce domaine. Ce à quoi Daniel Dietrich, l’auteur principal du premier éditorial, considère qu’il n’y avait pas matière à publier quoi que ce soit sur d’éventuels conflits d’intérêts, puisque les scientifiques s’exprimaient dans le cadre d’un éditorial, et non d’un article scientifique qui aurait pu avoir de l’influence sur l’un ou l’autre produit chimique. Cela témoigne a minima d’une compréhension extrêmement étroite de ce que c’est que de publier ses conflits d’intérêts…

JDLE – Vous êtes une journaliste spécialisée dans la mise au jour de ces conflits d’intérêts entre scientifiques et industrie. Est-ce si courant et pourquoi est-ce si important?

Stéphane Horel – Grâce au Mediator, le grand public en France a compris que cette question n’était pas une question purement théorique ou intellectuelle, mais qu’elle avait des conséquences sur la santé des gens. Les questions de controverses –ou de pseudo controverses- scientifiques ne peuvent plus se dérouler sans que l’on se demande: mais d’où parlent les gens qui s’expriment? Le fait est qu’on est aujourd’hui dans une situation de conflits d’intérêts généralisée, notamment parce que c’est une des stratégies avérées de l’industrie de créer des liens avec les experts. Ce n’est pas un état naturel, mais la conséquence d’une stratégie. Et le principal responsable de cette situation, ce sont les pouvoirs publics. L’industrie, finalement, ne fait que son travail, et les pouvoirs publics sont censés mettre des garde-fous pour que l’expertise publique soit faite dans l’intérêt des gens et leur santé. Nanotechnologies, radiofréquences, OGM, médicaments…. Toutes ces questions ont besoin d’une expertise publique indépendante des intérêts privés.

Il faut savoir que l’un des plus gros financeurs de la recherche en Europe, c’est la Commission européenne. Or certaines des conditions mises par l’UE, c’est que les chercheurs bénéficient de partenaires ou de financeurs privés. C’est parfois une condition sine qua non pour avoir de l’argent public. Donc, quoi qu’ils en disent, cela cadre forcément les questions qui vont faire l’objet de la recherche. Par ricochet, cela implique que de l’argent public bénéficie au secteur privé, ce qui n’est pas en soi condamnable. Mais la question politique qui est derrière, c’est que cela peut déboucher sur une amélioration de la productivité des profits d’une entreprise au mépris de standards sanitaires. Or c’est un problème réel.

© Le Journal de l’Environnement


[1] Stéphane Horel est journaliste indépendante spécialisée dans les conflits d’intérêts et les questions d’influence dans le domaine de la santé. Elle travaille actuellement à un documentaire télévisé consacré au processus européen de réglementation des perturbateurs endocriniens.

[2] Adoptée en 2006, elle consiste à enregistrer les produits chimiques auprès de l’UE, dont l’évaluation de la dangerosité se fait au fur et à mesure, en fonction de leur tonnage.

[3] Ces trois comités ont eu à rendre quelques avis spécifiques sur le dossier, mais ils ne font pas partie de la saisine générale, comme cela a pu être le cas pour l’agence européenne de sécurité alimentaire (Efsa).

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